Dans un article paru sur Slate.fr, le 6 février 2015, et intitulé « Libéral ou capitaliste: ce n’est pas la même chose », trois chercheurs en économie [1] nous proposent une réflexion éclairante sur ce qui rapproche et différentie le capitalisme et le libéralisme. La faible culture économique de nombreux responsables français et l’utilisation des mots comme des armes politiques et non comme des arguments à débattre fait que la distinction entre capitalisme et libéralisme est rarement faite en France.
L’article de Slate est bâti autour de deux arguments : le premier est que le discours habituel fait une confusion entre le libéralisme et le capitalisme, ce qui revient à justifier ce dernier et ses excès. Le deuxième argument est que ce capitalisme (ou néolibéralisme) se refuse à toute régulation publique et/ou politique alors que celle-ci est indispensable à toute économie quelle que soit sa forme.
Le libéralisme n’est pas le capitalisme
Capitalisme et libéralisme désignent deux mécanismes de coopération économique et deux systèmes théoriques distincts. Ils se retrouvent de fait souvent en conflit.
Trois idées à l’origine du capitalisme : l’efficience économique fondée sur l’accumulation du capital, la division du travail et la spécialisation des travailleurs. La productivité globale d’une entreprise est supérieure à la somme des productivités individuelles de ses employés qui réaliseraient leurs tâches séparément. L’effet de taille conduit à un abaissement des coûts de production et/ou une augmentation de la productivité. L’économie d’échelle est le moteur du capitalisme ; elle pousse vers toujours plus de concentration et de fait vers une diminution de la concurrence.
Pour le libéralisme, l’efficience économique découle de l’échange libre entre des agents qui agissent dans une compétition «pure et parfaite » : ils peuvent entrer ou sortir du marché quand ils veulent et, compte tenu de leur taille et leur nombre, ils ne peuvent pas peser sur les prix. Le moteur du libéralisme est une économie de l’échange de biens entre des acteurs nombreux et innovateurs. Bien entendu, il s’agit d’un modèle théorique, qui devrait être au moins un idéal pour tout libéral économique cohérent.
Le risque est de confondre le libéralisme économique et le capitalisme. Le libéralisme pourrait justifier la domination de grandes multinationale à la condition que cette prédominance résulte d’une compétition équitable. C’est ce que fait le «néolibéralisme» qui au nom du libéralisme défend en réalité les multinationales. Mais des entreprises trop puissantes perturbent les lois du marché, bases du libéralisme économique. Elles peuvent bloquer l’entrée de concurrents potentiels sur leur marché. Elles ont tendance à imposer leur prix et donc à violer la loi de l’offre et de la demande.
La distinction est bien claire dans la législation américaine. Le Sherman Antitrust Act (1880) lutte contre les ententes, collusions et distorsions de marché générées par les grandes entreprises. Ces mesures sont libérales et, dans une certaine mesure, anticapitalistes puisqu’elles visent à limiter l’accumulation du capital.
Les marchés ont besoin des institutions publiques
La deuxième erreur des certains économistes et politiques est qu’ils conçoivent les marchés comme des institutions qui s’autorégulent et que moins de régulation est forcément bénéfique.
Le problème est que les marchés ne sont pas des institutions autosuffisantes. Les marchés ont besoin de constitutions, d’un droit des affaires, des tribunaux, d’une police, d’un Parlement, d’agences publiques, etc. Pour que des marchés existent et soient efficaces, un certain nombre de biens publics sont nécessaires : des routes pour que les biens circulent, un système de paiement, des individus éduqués, une garantie des marchés contre les risques majeurs (crises financière, environnementale, sociale). Comme le disent les auteurs de l’article de Slate, « des institutions (des «vraies», épaisses) doivent jouer le rôle d’assureurs de dernier ressort et c’est l’État qui est le plus à même de s’en charger. »
Pourquoi ces questions sont importantes
Ce débat entre capitalisme, libéralisme et régulation devrait permettre de mieux comprendre des tensions de nos sociétés depuis la crise de 2008. L’accumulation du capital des entreprises devrait inquiéter les libéraux économiques. L’économie et la société sont actuellement malades, non seulement de la dérégulation des marchés, mais aussi des comportements d’acteurs qui y opèrent. Les grandes entreprises en recourant à l’optimisation fiscale ne repaient pas ce qu’elles doivent à la communauté publique. Le problème est que l’évasion fiscale freine la production de biens et services publics (éducation, santé, infrastructures, sécurité, règne du droit, etc.) qui sont nécessaires aux marchés pour fonctionner de manière efficace.
Outre l’impact sur les budgets publics, la concentration du capital offre aussi à une poignée d’individus et d’organisations la possibilité d’influencer de manière décisive divers processus démocratiques dans un sens favorable à leurs intérêts.
« Si l’idéal libéral est celui d’une société dans laquelle les individus peuvent s’exprimer, échanger, s’associer ou entreprendre sans être soumis à l’arbitraire de qui que ce soit (entité publique ou privée), force est alors de reconnaître que la situation actuelle est très éloignée de cet idéal. »
Libéraux et sociaux-démocrates devraient s’asseoir à la même table et débattre de régulation et dépasser leurs divergences de vues. Mais, percevoir que les uns et les autres ont intérêt à se soucier de régulation permet de sortir de la fausse dichotomie entre sociaux-démocrates et autres socialistes qui seraient favorables à la régulation et libéraux qui y seraient opposés. Les deux groupes souhaitent une régulation. Pas de la même façon, mais c’est de cela dont ils doivent débattre.
La société du coût marginal zéro – capitalisme ou libéralisme ? Il serait intéressant de mettre le dernier livre de Jeremy Rifkin à l’épreuve de cette analyse. Sauf erreur d’interprétation, Rifkin vante les mérites du libéralisme et sous-estime probablement les risques que fait courir un capitalisme pas aussi moribond qu’il voudrait le dire et la nécessité d’une régulation politique.
[1] Xavier Landes, Claus Strue Frederiksen, David Budtz Pedersen
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