Les conclusions de Rifkin sur la fin du capitalisme et l’émergence d’une économie plus communautaire ne font pas l’unanimité. Loin de là ! Certains voient dans l’Internet des Objets une idée séduisante mais fallacieuse. L’« Internet des Objets » nous conduira-t-il vers un monde plus démocratique, le monde des « prosommateurs » ou vers un monde plus autoritaire, quasi dictatorial où le capitalisme sera encore plus fort. Une analyse de l’histoire d’Internet peut nous faire conclure dans les deux sens. C’est ce qu’on va essayer de montrer à partir de la réflexion de Fred Turner. Sans pouvoir conclure, hélas, pour le futur !
Jacques Attali : L’internet, c’est la dictature !

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Dans une conférence organisée par G9+ , le 25 novembre 2014, Jacques Attali a répondu avec force, à une intervention de Jérôme Rifkin (toutes les interventions disponibles ici). Il s’inscrit en faux contre les thèses de Rifkin et la virtualisation des échanges. « N’oublions pas que 95% des échanges de marchandises se font par bateau. Nous sommes 7 milliards sur la terre. Nous serons bientôt 9 milliards. Ces deux milliards supplémentaires, il faudra bien les nourrir, les loger, les habiller. Rien à voir avec l’internet des objets. » Il combat aussi l’idée d’une nouvelle économie collaborative : « Il y a une tentative de prendre le contrôle de nos vies. Le GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), c’est du monopole ! Le consommateur donne ses données et reçoit une aumône en échange. » Le problème ne se limite pas à la sphère économique et touche déjà la sphère du politique. Jacques Attali dénonce les dérives : « Les capteurs et l’Internet des Objets vont vérifier si vous êtes aux normes… La logique de ce système définit les modèles de réussite, ce qui est bien et mal. Bref, cet Internet-là va nous faire entrer dans une ère de normalisation à outrance. »
Pour prévenir ce risque, une seule solution pour Jacques Attali, la régulation, le contrôle de l’économie par le politique. Attali est loin de la vision édénique de Jeremy Rifkin. Deux visions du monde pour deux cultures politiques inconciliables ?
Fred Turner : Aux sources de l’utopie numérique

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On ne reviendra pas sur l’essai de Rifkin examiné dans le post précédent. On aura plutôt un regard rétrospectif sur l’évolution d’Internet depuis ses débuts (autour de 1960) avec l’essai de Fred Turner : « Aux sources de l’utopie numérique : De la contre culture à la cyberculture ». Turner construit l’histoire d’Internet à travers la biographie d’un individu, Stewart Brand, un « passeur » de toutes les évolutions techniques mais surtout sociales qui ont entouré la naissance d’Internet, son évolution et dérives les plus récentes. On s’appuiera pour cela sur la préface de Dominique Cardon à l’édition française : « Les origines hippies de la révolution digitale ». Sans rendre totalement justice aux 30 pages de la préface de Cardon et aux 400 pages du livre de Turner.
L’objectif de Fred Turner à travers la biographie de Steward Brand est de distinguer dans l’histoire d’Internet les facteurs politiques et culturels qui pèsent sur son invention et son évolution. Si tant de pionniers de l’Internet se sont attachés passionnément jusqu’à ce jour, aux valeurs de la contreculture américaine des années 60, si le mot « communauté » s’est imposé dans le langage de l’Internet, alors il faut s’intéresser à « l’esprit du temps » qui a conduit à faire émerger l’Internet que nous connaissons. Il nous faut tracer une carte des transformations idéologiques de la culture Internet sur près de 50 ans, depuis l’émergence de la « contreculture » américaine au début des années 60 jusqu’à la « cyberculture » d’aujourd’hui.
Nous devons tout aux hippies !

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Fred Turner montre la diversité des positions initiales de la contreculture américaine à l’égard des technologies et les sciences. Le mouvement de révolte des années soixante a souvent été décrit comme hostile aux technologies centralisées et militaires des années cinquante. Les étudiants se sont levés contre leurs parents, contre l’entreprise bureaucratique et pyramidale, contre la politique de la peur de la guerre froide. Fred Turner distingue deux composantes du mouvement de 1968 : une « critique sociale » (orientée vers la justice) et une « critique individualiste » (orientée vers l’authenticité), qui conduiront à deux attitudes différentes à l’égard de la science et des technologies.
Une première branche politique, revendicative, mobilisatrice, la Nouvelle Gauche, porte la critique sociale (donc collective) et établit un rapport de force avec les pouvoirs dominants, l’État, les entreprises et le complexe militaro-industriel et elle se battra souvent avec violence (Black Power par ex.). Elle sera très méfiante à l’égard des technologies et ne s’intéressera guère à l’agitation des laboratoires universitaires et des passionnés d’informatique.
A côté de la Nouvelle Gauche, s’est déployée à partir de 1965, une « critique individualiste » que Turner appelle New Communalism et dont le mouvement hippie a été l’avant-garde. Avec pour seul objectif l’individu, sa créativité et non plus la politique et les institutions, une partie de la jeunesse américaine rejoint la vie communautaire et s’éloigne du combat politique pour se focaliser sur l’expérience collective en petit groupe. La recherche d’authenticité, de libération de la créativité, prédomine sur le souci de justice et d’égalité. C’est ce mouvement qui va favoriser non seulement l’intérêt pour le numérique de la jeunesse californienne, mais aussi l’évolution du capitalisme à travers la remise en cause du modèle fordien.
La thèse de Turner est qu’à travers le mouvement hippie va s’opérer un rapprochement de la jeunesse américaine (essentiellement californienne) avec les technologies naissantes de l’informatique. Car, en cherchant à élargir leur conscience et à inventer d’autres façons de se lier aux autres et à la nature, les hippies se sont intéressés au fonctionnement de l’esprit humain, à la cybernétique et la théorie des systèmes qui se sont construites dans les laboratoires militaires de l’après-guerre et, dans les années 60, dans les universités californiennes. Turner trouve un exemple marquant de ce rapprochement dans la revue créée par Brand en 1968, Whole Earth Catalog, une « communauté virtuelle » sur support papier qui proposait toutes sortes de produits, d’idées pour les communautés hippies. La revue était enrichie en permanence par les échanges entre lecteurs. En 2005, Steve Jobs compara Whole Earth Catalog à Google et il était un excellent connaisseur/acteur de l’histoire de l’informatique !
L’exil des communautés vers Internet
La 1ère « communauté virtuelle » sera The WELL créé en 1985 par Brand et d’autres pour poursuivre l’action de Whole Earth Catalog. The WELL élargit le public de l’Internet au-delà des cercles militaires et scientifiques des pionniers. Il apparaît avec l’essoufflement des communautés hippies qui essaieront de retrouver dans les communautés virtuelles un refuge pour leurs espérances déçues, un « ailleurs », un nouvel asile pour leur projet d’émancipation avorté. La culture politique d’Internet s’est construite en reprenant les utopies du mouvement hippie et en espérant que la « virtualisation » de la relation sociale permettrait de dépasser les contraintes de la réalité, d’effacer, grâce à l’anonymat, le statut des personnes, leur position dans la société et leurs conditions inégales, afin qu’elles puissent à la fois se réaliser et afficher des qualités qui ne dépendraient que de leur activité sur le réseau. Tout montre au contraire la grande homogénéité du public des communautés virtuelles et la fiction de la création d’un « territoire indépendant » du réel. C’est la même homogénéité que celle des communautés hippies. Des baby-boomers mâles, éduqués et blancs de la Côte Ouest.
Le rapprochement de la contreculture et du marché
Pendant que le mouvement hippie désertait la société, une autre partie de la génération des baby-boomers agissait dans l’économie de marché et en remettait en cause ses fondements, même si c’était pour des raisons autres que celles de la contreculture. Dans les années quatre-vingt, de nouvelles formes de management surgissaient dans les entreprises de la Silicon Valley: assouplissement de la hiérarchie, désinhibition des comportements, valorisation de l’expression individuelle, affaiblissement de la frontière entre le privé et le public. Si les raisons de secouer l’édifice différaient, les manifestations se ressemblaient et la rencontre des valeurs de la contreculture avec celles du reste de la société américaine affaiblit la coupure sociale. Une passerelle idéologique se construit alors entre la contreculture et l’entreprise et certains des acteurs les plus engagés de la contreculture deviendront des chantres de l’entreprise (revue et corrigée à l’aune de la contreculture). C’est le cas de Steward Brand (encore !) qui est un des créateurs du Global Business Network fondé à Berkeley en 1987 pour aider les entreprises à penser leur stratégie et dans le Groupe Deloitte aujourd’hui.
En abandonnant la critique sociale de la domination au profit de la critique individualiste et la recherche de l’authenticité, la contreculture a favorisé la légitimation des thématiques libérales, les politiques de dérégulation des années quatre-vingt-dix et leurs pires excès mais aussi de quelques changements bénéfiques: débureaucratisation, agilité des petits contre l’inertie des gros, libération des énergies entrepreneuriales, récompense de la créativité et du mérite.
Il faut souligner que certaines entreprises qui se sont imposées sur Internet l’ont fait en collant étroitement comme dans le cas de Google, aux principes d’ouverture, de partage et d’autonomie de l’Internet du début. Des chevaux de Troie dans le monde utopique des communautés virtuelles ? Comme le dit Attali, le monopole qu’elles exercent, la volonté d’enfermer l’utilisateur sur leur plateforme et le contrôle sur les données personnelles constituent de graves menaces pour la démocratie et la liberté individuelle. Qui a gagné ? La contreculture ou le marché ? Attali répond sans ambiguïté. C’est le marché.
L’histoire d’Internet apparaît donc comme celle des illusions perdues. La contreculture s’est diluée jusqu’à se contredire lorsqu’elle s’est généralisée à l’ensemble de la société, alors que les contraintes de la société qui l’avaient rendue nécessaire n’existaient plus. Ayant de plus abandonné toute ambition politique de changer le monde (si elle en a eu une un jour), la « communauté » s’est fondue dans un vaste « marché » d’individus en quête d’authenticité, d’autonomie et de reconnaissance.
Des raisons d’espérer ?
Il n’en reste pas moins que, même soumis à des forces marchandes de plus en plus puissantes et aux velléités de contrôle et de régulation des États, les débats qui traversent aujourd’hui Internet se nourrissent toujours d’arguments puisés dans le fonds de valeurs de la contreculture.
Sur bien des dossiers, la gouvernance de l’infrastructure d’Internet, la neutralité du réseau, la propriété intellectuelle ou la liberté d’expression, les militants de l’Internet restent vigilants sur les tentatives de normalisation que les États et les entreprises voudraient imposer à cet espace public. Et on peut y trouver des raisons d’espérer que les usagers d’Internet sauront trouver un contrepoids aux récentes évolutions vers toujours plus de « marché ».
Fred Turner identifie trois apports majeurs de la contreculture à l’Internet d’aujourd’hui (et de demain ?). On retrouve ces trois apports dans la thèse de Rifkin et qui devraient, selon lui, permettre la construction d’une société collaborative.
Le premier apport est la participation créative. Elle traduit le désir de libération et d’authenticité contre les contraintes du fordisme industriel et le corset social des années soixante. Et les nouvelles plateformes du Web 2.0, tout en abaissant les coûts d’entrée, démocratisent les pratiques. Avec des limites comme le montre Wikipédia : il devait déqualifier l’autorité du savoir mais l’expérience montre qu’il redonne de fait aux élites sociales et culturelles traditionnelles leur place dans la hiérarchie de la visibilité sur Internet.
Le deuxième apport est la liberté d’expression. Elle est la principale, sinon la seule revendication « politique » des militants de l’Internet. De cette liberté découlent toutes les autres revendications, notamment celle de construire par le bas des collectifs auto-organisés mettant en partage leurs productions, les « communaux » de Rifkin. Mais cette liberté sur les réseaux a des limites. Elle ne construit pas pour autant une vision commune de la Société. « Un renard dans un poulailler libre », est-ce encore la liberté ?
Le troisième apport est que le bien commun se substitue à l’intérêt général. La communauté est pour les Internautes, le seul espace légitime pour édicter des règles collectives. Les systèmes de valeurs produits par les Institutions, les États peuvent être contestés au nom des valeurs de la communauté et encourager des formes de dissidences proches de la désobéissance civile (Wikileaks par ex.). Seules les communautés dans lesquelles les internautes se sont volontairement engagés peuvent leur imposer des règles de comportement. La notion de biens communs revient à confier aux communautés le soin de veiller sur les productions partagées par tous.
Internet : vers la démocratie ou la dictature ?
Comme on le disait en préambule, on se gardera de conclure. Selon Turner, la contreculture des années 60 a façonné l’Internet que nous connaissons. Il en reste des apports positifs (participation créative, liberté, bien commun vs intérêt général) qui peuvent favoriser la nouvelle société collaborative et démocratique, dont parle Rifkin.
Mais il n’en reste pas moins que ce même Internet a généré des monstres économiques dont la démocratie n’est pas la valeur fondatrice (doit-on croire au « Don’t be evil » de Google ?) et qui sont plus à la recherche de positions d’oligopole sinon de monopole, pas seulement dans l’Internet de l’information mais aussi dans les deux autres « Internets » de Rifkin. L’Internet de l’énergie sera-t-il celui des prosommateurs ou celui de Google ? Amazone est-ce une entreprise culturelle ou une énorme machine logistique ? Ces entreprises maîtrisent les « tuyaux », les réseaux indispensables à la circulation de l’information et les serveurs qui la font circuler. Que peuvent les internautes sans les infrastructures ?
Les forces entre les milliards d’Internautes et de tels mastodontes paraissent bien déséquilibrées. Exactement comme elles l’étaient au 19ème siècle entre des ouvriers déracinés et non organisés et un capitalisme de la Deuxième Révolution Industrielle, en plein développement, non contrôlé par le politique. Ne faut-il pas craindre que la Troisième Révolution Industrielle ne soit à l’image de la Deuxième ? Ne faut-il pas écouter Jacques Attali nous dire que la solution passe par la régulation, le contrôle de l’économie par le politique ? Une régulation à l’échelon mondial bien sûr et c’est là tout le challenge. Or tout autant les grandes forces économiques de l’Internet que le politique sont bien peu présents dans la thèse de Rifkin. Il fait un séduisante et belle place aux individus mais est-ce bien réaliste ? Et pas trop angélique ?
Le Fragment d’Héraclite qui sert de devise à ce site trouve sa place naturelle en conclusion optimiste de l’article : « Sans l’espérance, vous ne trouverez pas l’inespéré qui est introuvable et inaccessible. » (Héraclite – Frag. 18).